Zambie, à la recherche du bec en sabot (2)
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Mardi 28 juin 2011, Kasanka National Park, Pontoon Camp
Malgré l’heure matinale, nous sortons des tentes bien avant l’heure prévue. Du coup, tout est terminé avec de l’avance y compris le démontage du camp. Et vers 7 heures, nous mettons les voiles après une dernière étape au lodge pour caler notre retour. En chemin, et jusqu’à l’entrée, nous apercevons encore de nombreux pukus, visiblement les seuls courageux à braver les brumes matinales. Il y a bien un oribi un peu moins farouche que son prédécesseur puisqu’il reste quelques minutes visible mais tout de même à bonne distance. Dès la route, les choses sérieuses commencent. Christian s’est autoproclamé copilote pour suivre mot à mot la longue page d’indications fournie au lodge pour rejoindre les marais du Bangwelu et le Shoebill Camp sans encombre.
La mise en bouche est courte, seulement une dizaine de kilomètres de route avant de rejoindre définitivement la piste. L’idée est de rejoindre le camp le plus tôt possible tout en repérant les points d’intérêts principaux pour le retour. Cette piste se révèle magnifique d’abord principalement naturelle, puis beaucoup plus parsemée de villages dans un second temps. Un passage étroit sinue entre les arbres formant un sous-bois relativement épais. De temps en temps nous coupons ce qui doit être une plaine humide : nous sommes alors cernés de hautes murailles de graminées. Il y a même un gué à franchir qui doit se révéler compliqué par temps de pluie. Contrairement à ce que nous craignions, la progression est assez rapide. Les détails fournis sont sans ambigüités pour trouver la bonne piste. Nous faisons une halte au bord du lac de Waka Waka aux eaux bien claires. L’endroit, cerné de joncs, est bien agréable quoi que désert, qu’il s’agisse de faune ou d’humains. Nous ne croisons personne en dehors des locaux, et encore, à pied ou à vélo.
Tous les villages traversés semblent nickel. Une petite touche de couleur égaye les maisons bâties en briques artisanales. Enfants et adultes sont nombreux à nous faire signe, toujours avec un grand sourire. A Nakapalayo, nous faisons une nouvelle halte pour repérer ce village traditionnel géré par la communauté locale pour développer le tourisme. Nous décidons finalement d’y passer une nuit au retour.
Quelques kilomètres plus loin, nous nous installons sur une allée pour pique-niquer. En quelques minutes, nous sommes rejoints par des dizaines de personnes des environs, majoritairement des enfants. Sur la digestion, j’ai toujours autant de mal à résister au coup de barre, et je pique régulièrement du nez. Néanmoins, je vois les paysages évoluer, les arbres se faisant petit à petit plus rares et moins grands. Ils semblent remplacés par des termitières. Et soudainement s’ouvre une immense plaine ouverte sans la moindre végétation montante. Dans les jumelles, nous distinguons des centaines voire plus d’antilopes. Il y en a dans toutes les directions. Ce sont tous des lechwes noirs, une variété de cobs endémique à la région des marais du Bangwelu. Ils doivent apprécier l’herbe grasse de la plaine. Nous avons quitté la chaussée réservée aux piétons pour continuer en contrebas de celle-ci. Ceci explique pourquoi il est impossible de venir ici en véhicule pendant la période des pluies. Nous touchons presque au but. La barrière n’est qu’à 1,5 kilomètres du « port ». Les formalités sont quasiment inexistantes pour la faire lever. Il faut dire que le parc de Kasanka a prévenu de notre arrivée. Nous avons la bonne surprise d’apprendre que nous serons seuls sur Shoebill Island avec les autochtones, au moins pour les premiers jours.
Arrivés sur ce qui fait office de « parking du port », nous séparons ce qui reste dans les véhicules de ce qui doit continuer, tant en logistique qu’en affaires personnelles. Il faut voyager léger. Le spectacle doit beaucoup amuser les bateliers. Par contre, les deux « banana boats » en résine nous inquiètent quant à leur capacité à tout transporter. Une crainte vite effacée. Pendant l’embarquement, j’aperçois déjà de nombreux oiseaux aux alentours. Ibis sacrés, ibis tantale, cigognes à bec ouvert, … pour ne citer que les plus gros. Avant même de monter à bord, nous commençons à patauger. Un avant goût du marais ! Deux gaffeurs par embarcation nous permettent d’avancer dans ce dédale d’eau et de végétation. Les chenaux sont parfois étroits mais cela passe tout le temps. Notre admiration sera encore plus grande quand nous apprendrons quelques jours plus tard qu’ils sont capables de naviguer là en pleine nuit et sans lumière. Nous apercevons la faune sous un autre angle ce qui permet d’appréhender plus facilement la taille de certains oiseaux. Dans les parties les plus larges, les nénuphars commencent à fleurir. Une profusion de volatiles peut être observée. Difficile de tous les identifier. Il y a quand même le petit jacana qui marche sur l’eau, de nouveaux ibis sacrés et cigognes à bec ouvert, quelques dendrocygnes et autres canards, ainsi qu’un couple de grues caronculées particulièrement impressionnantes par leur taille. Nous contournons aussi d’humbles villages de pêcheurs ou croisons leurs pirogues bien plus rustiques que nos embarcations. Nous découvrons énormément de vie dans ces marais.
Il faut environ quarante cinq minutes pour rejoindre Shoebill Island. Nous allons camper à sa pointe, rare endroit parfaitement sec pour s’y installer, ce qui n’est pas le cas de l’habituel terrain de camping. Du coup, nous sommes un peu plus serrés que d’habitude. Nous nous installons tranquillement avant de profiter du superbe environnement qui nous cerne dans une belle lumière. En revanche, le coucher de soleil me laisse sur ma faim. Avant de la satisfaire, nous faisons ouvrir le bar à David pour nous désaltérer tout en nous informant sur les chances d’apercevoir un bec en sabot.
A la nuit nous rejoignons le camp où s’est préparé un des plats fétiches d’African Escapades : filet de bœuf succulent et gemsquash goûteux. Quelle journée magique qui se conclue avec les lechwes noirs qui semblent vouloir envahir notre île. Et que dire de la voûte céleste. Un vrai bonheur simple mais efficace.
Mardi 29 juin, Shoebill Island
Les ronfleurs se multiplient dans le camp, je me sens moins seul. Une fois encore, nous sommes levés et parés bien avant l’heure. Mais nous devons attendre que les piroguiers arrivent. Ce matin, nous partons vraiment à l’aventure. Avant le départ, nous profitons du magnifique spectacle offert par le Bangwelu. Le soleil se lève juste en face de nous. Les lechwes noirs sont toujours là, toujours aussi nombreux, pour certains pris dans la nappe de brume pas encore dissipée. Le rougeoiement général du réveil commence à se dissiper.
Nous embarquons à bord des pirogues dans l’espoir de dénicher le fameux et rare bec en sabot, ou Balaeniceps rex. Sans l’aide des locaux, il serait impossible de se repérer dans ces canaux parfois étroits. Nous sinuons entre prairies humides et verdoyantes et massifs de joncs ou de papyrus et Les nénuphars commencent à s’ouvrir et ajoutent ainsi des couleurs supplémentaires au tableau. Les oiseaux apparaissent de toutes parts. Les dendrocygnes veufs et le couple de canards casqués. Les jacanas nous montrent leur talent de marche sur l’eau. Un martin-pêcheur malachite exhibe son plumage toujours aussi beau tandis que quelques guêpiers fuient nos objectifs. De temps en temps, nous passons au-dessus de lignes tendues par les pêcheurs, juste à la surface de l’eau. Ceci explique la présence d’une série d’épouvantails réalisés en jonc. Au hasard d’un virage, j’observe pour la première fois un couple de talèves sultanes, des poules d’eau au plumage bleu vert.
Nous finissons par nous engager dans un étroit chenal bordé de joncs et plutôt sinueux. Je me demande comment ils arrivent à manœuvrer. Cela doit leur demander un effort physique exceptionnel. Nous débouchons alors dans une zone un peu plus ouverte où stationnent deux pirogues traditionnelles. Nos piroguiers nous abandonnent alors pour partir en éclaireur à la recherche du bec en sabot. Nous restons ainsi de longues minutes en plein soleil avec un seul des quatre piroguiers coincés dans nos embarcations vu qu’il n’y a pas de terre ferme autour de nous. Ils finissent par revenir vers nous au bout d’une quinzaine de minutes en nous indiquant qu’ils ont repéré un bec en sabot.
La surprise, c’est qu’il faut continuer à pied, mais mouillé. En plus, ils partent avec un canoë car il y aurait un bras d’eau profond à franchir un peu plus loin. Nous sommes en plein marais. L’eau est partout. Il n’y a pas de sol stable mais une couche de végétation plus ou moins épaisse et résistante. Rapidement, nous comprenons que pantalons, bottes ou chaussures seront remplies d’eau. La difficulté consiste à conserver les appareils photos et jumelles au sec ce qui n’a rien de simple, tant le milieu sous nos pieds est instable et imprévisible. Petit à petit nous avons tous droit qui à une baignade complète, qui à un trempage partiel. C’est là que nos piroguiers font preuve de leur force, de leur réactivité et de leur dévouement. A chaque fois, ils nous sortent de situations mal embarquées. Ils nous prêtent leur bras pour avancer avec plus de sécurité. Il arrive un moment où la plupart des appareils se retrouvent autour de leurs cous et de celui de Fred. Au final, deux paires de jumelles et un appareil prendront l’eau. Dans un milieu aussi hostile, nous peinons à avancer. Entre temps, notre cible s’est déplacée. Le canoë ne sera plus nécessaire ! Nous changeons de direction pour tenter de l’approcher. En fait, un des piroguiers s’arrange pour le faire décoller ce qui nous permet au moins de l’apercevoir en vol une première fois. Le manège va se répéter trois fois comme cela jusqu’à cette zone encore plus hostile où la surface végétale se comporte comme un tapis vert ployant sous nos pas et se recouvrant d’eau. La sensation est très étrange. Et devant la fatigue générale, nous décidons de rebrousser chemin jusqu’à un poste d’affût posé là au milieu de nulle part. Nous y faisons une bonne pause pendant laquelle nos braves piroguiers dénichent à nouveau le bec en sabot et le font décoller une dernière fois. Il est temps de retrouver les pirogues restées à environ cinq cents mètres de notre position. Nous semblons presque plus à l’aise. Enfin à bord des bateaux nous constatons les dégâts. Trois sangsues ont attaqué, plus quelques unes qui n’ont pas eu le temps.
Sur le retour, nous apercevons moins d’oiseaux, peut-être l’heure plus avancée dans la journée. En revanche, les fleurs sont plus nombreuses. Certaines sont fascinantes : blanches ou jaunes, elles se rétractent dans leur tige dès que l’extrémité passe sous l’eau. On dirait des êtres vivants ! Le retour sur la terre ferme est le bienvenu après une expérience éprouvante mais unique et exceptionnelle. Après un tel effort, nous aurions presque faim. Heureusement, Inno et Doubt ont tout prévu.
La pause du début d’après-midi permet de reposer les organismes qui en ont bien besoin. Peu après le repas, une trentaine de lechwes noirs décident de cavaler dans l’eau juste devant notre camp. Les bonds sont impressionnants. Ils sont bien mieux adaptés que nous à ce milieu. Vers 15 heures, Raston, guide local sur l’île de Shoebill, nous emmène marcher sur la chaussée. Celle-ci est sensée permettre en saison sèche aux véhicules tout-terrain de rejoindre l’île. Nous allons constater qu’il y a encore du boulot pour la rendre praticable entre trous béants à combler et végétation galopante. Les piroguiers ont encore un bel avenir pour assurer la desserte de Shoebill ! Sur une distance de deux kilomètres nous cheminons entre parcelles humides, digues secondaires et huttes de pêcheurs. Notre guide a un très bon œil pour repérer les oiseaux qui nous entourent. Nous apercevons ainsi un rare vanneau à ailes blanches ainsi qu’un couple de rares petits jacanas. Comme d’habitude, le martin-pêcheur malachite se la joue rebelle. Il faut être patient pour parvenir à l’approcher suffisamment pour l’immortaliser. Certaines zones grouillent de vie : il suffit de regarder dans les jumelles pour s’en convaincre. Les lieux nous enchantent une fois encore. Nous avançons ainsi jusqu’à ce que le trou soit trop béant pour continuer. Devant nous s’étalent bras d’eau et bosquets de joncs et de papyrus. Quelques gamins vivant dans les environs viennent nous rejoindre et semblent s’éclater devant les objectifs.
De retour au camp, nous rééditons le programme de la veille en prenant l’apéro au bar en compagnie de David le patron et Raston le guide. Ces discussions sont l’occasion de partager les aventures du jour et d’apprendre des choses sur le milieu. Alors que nous sommes en train de manger, nous entendons une cavalcade plus proche que les autres. Et pour cause ! Une centaine de lechwes noirs tentent de franchir le petit chenal qui nous sert pour débarquer et embarquer. Après le repas toujours aussi bon, un dessert surprenant et un carré de chocolat autour du feu, nous pouvons regagner nos tentes non sans regarder encore et encore ce ciel étoilé particulièrement fascinant. La Voie Lactée me captive toujours autant. Il faudra vraiment que je songe à prendre une carte du ciel austral pour mon prochain voyage sous ces latitudes.
Jeudi 30 juin, Shoebill Island
Après une nuit reposante, nous repartons avec le même but qu’hier. Fred a réussi à négocier un départ un quart d’heure plus tôt. Par contre, nous n’aurons qu’un seul « banana boat » et un canoë en remplacement de l’autre. En attendant le départ et depuis le réveil, nous profitons de toutes les phases du lever du soleil. Le spectacle est toujours aussi magique et changeant. Cette fois, nous tentons d’explorer une zone complètement différente, à peu près au nord-ouest du camp. Mais pour y parvenir, il nous faut faire un large détour comme si nous retournions au port. Nous observons beaucoup plus d’oiseaux qu’hier : plusieurs coucals des papyrus qui portent bien leur nom, ainsi perchés sur les tiges de papyrus, des martins-pêcheurs malachites, de nombreux guêpiers, des jacanas et tout un florilège d’oiseaux que nous ne connaissions pas. Un bosquet de joncs héberge toute une compagnie d’hirondelles bien peu farouches à notre approche. Certains passages sont sacrément étroits et nos piroguiers sont contraints à d’énormes efforts pour nous faire avancer. Un des chenaux est même enflammé. Nous y passons tout de même à travers.
Plus loin, nous débouchons dans une zone boueuse que Fred s’empresse de tester ! Nous stationnons là pendant que deux piroguiers partent en reconnaissance. Si l’endroit est aussi tourneboulé, c’est que nous sommes non loin de quelques hippopotames que nous entendons bien distinctement juste derrière le mur de joncs. Au bout d’une grosse demi-heure, nos éclaireurs reviennent bredouilles. Il faut continuer plus loin tant que la végétation le permet. Car il arrive un moment où le banana boat ne peut plus avancer. Tout le monde est alors transvasé dans celui-ci tandis que deux piroguiers partent dans le canoë plus léger. Pourtant, aux bruits qui nous reviennent, nous soupçonnons qu’ils peinent malgré tout sur cette végétation dense et épaisse. Nous ne les revoyons qu’une heure plus tard toujours bredouilles. Inutile d’insister dans ce coin, d’autant plus qu’ils commencent à fatiguer. Nous rebroussons chemin, avec toujours autant d’oiseaux mais aussi plus de nénuphars. Arrivés au camp, un dilemme se pose. Poursuivre ou s’arrêter là. Christophe a le temps de descendre mais de notre côté, nous n’avons pas le temps de réfléchir que déjà le bateau repart en arrière.
Nous partons tous sans grand espoir, imaginant encore patauger comme hier. En effet, nous reprenons la même direction. Comme précédemment, il semble y avoir un peu moins d’oiseaux dans cette partie. Au milieu d’un « étang » plus grand que les autres, un des piroguiers nous signale qu’un bec en sabot serait en l’air parmi tous ces rapaces, ce qui fait tiquer Fred identifiant, lui, un marabout. En tout cas, le fait d’en parler fait réagir un pêcheur qui débouche à ce moment-là à quelques mètres de nous d’un petit chenal presque invisible. Et là, miracle ! Il nous révèle qu’il y a un spécimen juste derrière l’épais mur de joncs. Nous nous dirigeons alors vers ce chenal inédit pour nous mais un peu étroit. Qu’importe ! Nos guides mettent toutes leurs forces pour nous faire avancer. Le pêcher nous accompagne aussi. Et après quelques minutes de patience, nous débouchons dans une nouvelle zone ouverte. Rien à l’horizon, sauf en se levant. Le voilà enfin ! En insistant un peu, les piroguiers parviennent à approcher les embarcations jusqu’à une cinquantaine de mètres, parfaitement orientées pour tout le monde. Fidèle à nos précédents contacts, ce bec en sabot est assez placide. Seule la tête avec son énorme bec semble bouger. Je distingue parfaitement le crochet qui termine la partie supérieure du bec. A bord c’est l’euphorie silencieuse et l’orgie de photos. Il faut dire qu’il reste là tranquillement jusqu’à ce qu’un des pêcheurs aille le faire décoller.
Quelle chance exceptionnelle nous avons eu de le voir dans de telles conditions. Cela s’est joué à rien pour observer un des vingt cinq spécimens recensés sur les 8000 km² du marais. Les douleurs à force de rester assis dans le bateau se volatilisent instantanément. Le repas du midi est joyeux et, du fait de notre retour tardif, l’après-midi se transforme en quasi quartier libre. Deux photographes amateurs éclairés repartent avec le canoë, quelques autres ouvrent le tripot pendant que je retourne faire une ballade sur la chaussée. Impossible de photographier quoi que ce soit sans que les oiseaux décollent. Au moins, je prends l’air. Après l’arrivée d’hier, une famille débarque sur l’île, la même que celle croisée dans le parc de Kasanka. Le monde est petit dans ce coin de Zambie. Après le repas, nous entendons plusieurs fois le Lechwe Express démarrer dans la nuit. C’est toujours aussi impressionnant.