Terres du Mékong (10), mythique Tonlé Sap
En début d’après-midi, nous bifurquons carrément vers le sud pour longer la rivière Rolous. Le bitume de la nationale laisse rapidement place à une piste de latérite plutôt défoncé. Nous traversons un paysage de rizières et de fossés boueux dans lesquels plusieurs pêcheurs à l’épervier tentent d’attraper du poisson. Nous voyons plusieurs lancers mais aucune prise. Vers quatorze heures nous atteignons la fin provisoire du chemin. Étant donné le niveau d’eau, il n’est pas possible d’aller plus loin. La plupart des bateaux se sont donc massés autour de cette digue qui sert aussi de parkings. Les embarcations sont un peu datées, parfois pilotées par des petits gamins, n’ont pas forcément de gilets de sauvetage à bord, mais elles semblent fonctionner plutôt bien. Nous embarquons donc pour une ballade sur la rivière Rolous qui permet de traverser Kampong Phluk, un des villages sur pilotis qui font la célébrité du lac que nous allons découvrir à l’issue, le fameux Tonlé Sap, véritable mer intérieure pour le Cambodge, et corne d’abondance pour nourrir ses riverains.
Sok se met momentanément à la barre avant de la rendre à notre capitaine d’un jour. Après un paysage végétal qui baigne dans l’eau, nous dépassons un pont rendu temporairement inutile : seul son tablier surnage. Plus aucune route n’y mène, ni d’un côté, ni de l’autre. Puis apparaissent les premières constructions sur pilotis. Surprise, elles sont en béton : il s’agit de la gendarmerie et d’une école. En cette saison, les écoliers n’ont pas de cour pour jouer. Rapidement apparaissent les constructions en bois. Toutes culminent à plus d’une dizaine de mètres pour être certaines de toujours rester au sec. Il y a bien quelques maisons flottantes mais elles sont très rares. Même l’église est perchée : impossible de la manquer avec sa grande croix rouge sur le toit. La rivière sert d’axe de circulation pour tous les échanges, commerciaux ou touristiques. Comme dans toutes les maisons, les terrasses sont abondamment décorées de végétation verte ou fleurie, les moyens de transport, en l’occurrence de longues barques effilées, sont stationnées dessous, et les nasses sont stockées juste sous les planchers.
Quelques centaines de mètres après le village, nous accostons à une barge qui semble accueillir un restaurant. D’abord surpris par cet arrêt, nous comprenons vite la suite. De l’autre côté de l’embarcation sont accumulées des dizaines de petites barques barrées uniquement par des femmes de tous âges. Il y a même une petite fille de quatre ou cinq ans qui s’essaie à la rame sur quelques mètres. Nous sommes en bordure de la forêt inondée. Le changement de coque est indispensable pour pouvoir y naviguer. Ces frêles esquifs semblent bien instables : mieux vaut limiter ses mouvements. Nous sommes conduits une très vieille dame complètement édentée et quasi incompréhensible. En quelques minutes à peine, nous sommes plongés en pleine quiétude, oubliés le bruit incessant des moteurs. Nous progressons doucement dans un monde irréel où la terre et l’eau se mélange. Certains troncs présentent des centaines de petits coquillages collés. Et dire que nous aurions presque deux mètres d’eau sous la coque. Il est difficile d’imaginer que le niveau de l’eau puisse varier autant au cours de l’année. C’est pourtant une réalité. Pendant le parcours, nous frôlons des barques-boutiques où on vous presse un peu lourdement d’acheter quelque chose. Après diverses circonvolutions entre les arbres, nous finissons par rejoindre une nouvelle barge.
Celle-ci marque la limite entre la forêt, la rivière et le lac lui-même. Grâce aux deux niveaux terrasses accessibles par des escaliers plus que raides, nous bénéficions d’une vue panoramique sur les environs. Le Tonlé Sap donne alors vraiment l’impression d’une mer. Impossible d’en distinguer la rive opposée. Les bateaux des pêcheurs se déploient jusqu’à l’horizon tandis que ceux des touristes restent à proximité, le temps de faire un demi-tour. Cette barge abrite aussi un élevage de crocodiles ainsi que divers petits animaux qui vivraient dans les environs mais dont nous ne parvenons pas à connaître le nom.
Ayant récupéré notre embarcation, nous remontons ensuite le cours d’eau pour revenir au village où nous mettons pied à terre, non sans difficulté. Débarquer sous une maison sur pilotis bien encombrée et dépourvue de ponton n’a rien d’une sinécure. Par chance, nous parvenons à mettre pied à terre sans patauger. Nous avons alors la surprise de découvrir une rue à sec. C’est bien la seule : nous apercevons de l’eau derrière la rangée de maisons qui nous fait face. Nous sommes pour ainsi dire au centre d’une île temporaire. Nous flânons ainsi passant d’une petite école gérée par une ONG pour apprendre des rudiments d’anglais aux plus jeunes jusqu’à une pagode, rare construction bâtie en dur sur le sol. C’est juste en contrebas que nous retrouvons pour la dernière fois notre bateau. La navigation d’une traite nous ramène directement au point de départ où les touristes continuent à arriver. D’ailleurs, nous peinons un peu à retrouver notre véhicule. Comme d’habitude, c’est notre efficace chauffeur qui nous retrouve. Sur la piste, nous avons la surprise de nous retrouver bloqués derrière un imposant kiosque en bois. Celui-ci a été chargé sur une remorque tractée par un incontournable motoculteur. Il nous faut patienter jusqu’à un élargissement de la voie pour enfin dépasser et rejoindre la nationale 6.
L’arrivée à Siem Reap est un choc. Après une petite dizaine de jours dans des endroits relativement calmes, le retour à la civilisation dans tout ce qu’elle a de plus bruyant et polluant nous surprend. Nous avons même droit à des embouteillages pour rejoindre notre hôtel. Les petites structures dont nous avions l’habitude jusque là ont laissé place à un ensemble de plus de deux cents chambres. Sok ayant rejoint sa famille pour la soirée, nous sommes conduits au restaurant par le seul chauffeur. Le pauvre subit un instant de solitude lorsque nous débarquons devant un établissement fermé. Après quelques coups de fils, il retrouve le sourire, si tant est qu’il l’ait perdu. La Cabane des Filles a déménagé depuis son dernier passage à quelques blocs de là, de l’autre côté de la rivière. Cette histoire va devenir un gimmick entre lui et nous jusqu’à la fin du séjour. Après le dîner, nous rejoignons à pied la rivière avant de dénicher par hasard un sympathique petit marché artisanal nocturne. Nous finissons par le vieux marché de l’autre côté du pont, avec tout son bric-à-brac et ses nombreuses contrefaçons. Après quelques emplettes, nous rentrons à l’hôtel en tuk-tuk, une première sur ce séjour. Coucher tardif ce soir, il est déjà plus de vingt-deux heures !