Aventure spatiale en Amazonie (1) - Faux départ
Mercredi 12 Avril, Paris
La nuit fut courte, sûrement l’excitation du départ. Presque trois ans que la pandémie a mis une pause forcée dans mes velléités de voyages. Du coup, je suis réveillé largement à temps, ce qui me permet de me préparer sans le moindre stress. La nuit n’a pas suffi à calmer les intempéries. Malgré tout, après une brève réflexion, je décide de partir sans protection particulière, de toute façon, il m’aurait manqué des mains le cas échéant. En rasant au maximum les murs, je rejoins la station de l’Orlyval sans être trop détrempé. Désormais, je suis à l’abri et je vais pouvoir sécher tranquillement en attendant le décollage : j’ai prévu une large marge de sécurité. Moins de dix minutes plus tard, je suis déjà dans le terminal trois. Je n’ai que l’embarras du choix pour sélectionner une borne automatique afin de récupérer le ticket bagage. La même absence d’affluence m’attend au comptoir de dépose. A défaut du moindre porteur d’étiquette de l’agence dans les environs, je me dirige directement vers le contrôle de sécurité que je traverse à une vitesse quasi record … sauf que le contrôle aléatoire a décidé que mon matériel photo devait subir une recherche de matière explosive. J’en suis quitte pour une petite attente, le temps que les vérifications se fassent, à peine de quoi entamer ma marge. Il me reste environ encore trois heures avant le décollage. J’en profite donc pour explorer le nouveau terminal qui a été intercalé entre les anciens Orly sud et Orly ouest. Difficile de s’y reconnaitre avec les nombreux réaménagements. Après cette exploration, peu intéressé par le duty-free, je me décide à franchir le contrôle frontière. Quand bien même la Guyane est un département français, elle est hors de l’espace Schengen. C’est l’occasion de tester les nouvelles cabines Parafe. La reconnaissance faciale simplifie grandement le passage. Il est temps de reprendre un petit-déjeuner avant de me poser devant les portes d’embarquement en surveillant l’heure. Encore deux heures trente …
L’embarquement est déclenché à l’heure prévue et se déroule plutôt rapidement malgré quelques indécrottables qui n’ont toujours pas compris le principe de zones. En tendant l’oreille, je devine déjà la présence de nombreux scientifiques de tous pays, qui devisent tous sur la sonde Juice, ses instruments et ses missions. Une fois à bord, je fais la connaissance de trois autres membres du groupe installés autour de moi, avant qu’Olivier, notre guide, nous repère lui-même, accompagné de Jean-Pierre Haigneré. C’est parti pour huit heures et quarante minutes de vol transatlantique diurne. Ces voyages de jour sont un peu long, le corps hésitant entre éveil et fatigue. L’approche du continent sud-américain dans les toutes dernières minutes nous révèle une météo des plus couvertes (à la rigueur c’est conforme à celle du départ) et une végétation très verte au sol. Avec une telle nébulosité, je n’ai aucun espoir d’apercevoir la moindre bribe du centre spatial à plusieurs dizaines de kilomètres. Alors que nous sommes encore au roulage sur le tarmac plutôt désert de Cayenne – Félix Eboué, je distingue deux avions officiels, un aux couleurs de la République Française, l’autre aux couleurs du royaume belge. Idem pour les drapeaux fichés à la terrasse de l’aérogare côté pistes. Nous apprendrons plus tard que le roi des belges est présent en Guyane pour assister au lancement d’Ariane. Les premiers pas sur la passerelle, puis sur la coursive nous acclimatent immédiatement au climat local : chaleur et humidité. Un pur bonheur ! La salle des bagages est légèrement plus « fraiche », ce qui n’est pas plus mal, étant donné que mon sac arrive parmi les derniers. Je commençais à songer que j’allais devoir faire le séjour sans. D’un autre côté, cela nous a permis de former l’intégralité du groupe et de commencer à retenir les prénoms.
Daniel, notre chauffeur, nous attend dehors pour nous conduire de Cayenne à Kourou, distant d’environ une heure. Ce trajet nous offre l’occasion de passer au-dessus des fleuves Cayenne dans un premier temps, puis Kourou peu avant l’arrivée. Nous avons aussi droit à un premier aperçu des averses tropicales, la première du séjour mais la seule de la journée. Répartis entre trois hébergements différents, nous sommes bons pour un « tour » de Kourou bourg. Ce premier aperçu donne une impression d’architecture totalement métropolitaine. En ce qui me concerne, je suis assigné avec Eric, Arnaud, Philippe, Gildas et Didier dans une villa. Moins d’une heure plus tard, Olivier et Daniel reviennent nous chercher, direction le front de mer. Marée basse et soleil déclinant sous le couvert nuageux. Néanmoins, le petit vent est le bienvenu, pas seulement pour les kite-surfers mais aussi pour ses bienfaits rafraichissants. Juste en face de nous dépassent des eaux deux des trois îles du Saint-Joseph à droite, Royale à gauche. Nous commençons à interroger Jean-Pierre sur ses multiples connaissances, presque les pieds dans l’eau, a minima dans le sable. L’heure tourne. Direction la terrasse du restaurant juste derrière nous. C’est qu’il ferait presque soif. Mais patience, le service est à un rythme « retenu ». Cela me rappelle quelques autres attentes sur d’autres continents. Nous procédons à notre première dégustation du rhum local, la Belle Cabresse, sous forme de ti-punch. Ici on vous dépose la bouteille de rhum sur la table, de même qu’une assiette de citrons verts tranchés et du sirop de canne. A la fin de la soirée, vous payez en fonction du nombre de graduations englouties. Ces marques permettent aussi d’évaluer une dose, certes un peu forte. Pour la grande majorité, ce sera poisson local. Nous avons aussi la visite furtive de Véronique, la chef de projet Arianespace pour le vol de demain. La météo est encore incertaine. Etonnant qu’avec tout ce qu’il doit y avoir à penser à moins de vingt quatre heures du décollage, elle nous consacre son précieux temps. Je suppose que c’est peut être un moyen de se changer les idées l’espace d’une heure. Un grand merci à elle.
Cette première journée commence à être très longue. Nous n’allons pas faire de vieux os. Entre vingt-une et vingt-deux heures, tout le monde est couché. Avis aux ronfleurs !
Jeudi 13 Avril, Kourou
Nuit bizarre, largement fractionnée. Le décalage horaire n’a pas été absorbé. Le réveil s’est révélé inutile, même pour un départ à six heures et quart. Daniel vient nous récupérer quasiment à l’heure prévue, direction une boulangerie du centre bourg pour un petit déjeuner collectif et copieux. Les averses commencent : cela nous manquait ! Le ventre plein, nous nous mettons en route vers le centre spatial, et plus précisément vers le hall Jupiter. Files de piétons et de voitures apparaissent le long de la route. La gendarmerie est présente en masse pour limiter le trafic et filtrer l’accès au CSG, d’autant plus que c’est aussi un jour de mouvement social. Fouille et contrôle d’identité sont incontournables pour obtenir notre badge, le précieux sésame pour monter dans la navette qui assurera la liaison avec notre point d’observation. Nous avons l’énorme chance, et donc le privilège, de pouvoir accéder à Toucan, le plus proche du pas de tir à seulement cinq gros kilomètres de distance. Il faut encore patienter de longues minutes à bord des autobus avant de nous mettre en route, dans un premier temps sur le parking à l’arrière du bâtiment Jupiter, puis dans un second temps sur celui près du rond-point d’entrée. C’est l’occasion de voir déjà apparaître force de militaires, tantôt légionnaires, tantôt troupes de marine, certains juchés sur leurs chenillettes, tandis que les gendarmes mobiles ont sorti leurs blindés bleus. L’armée arrive depuis la route de l’Espace qui traverse le centre de part en part. D’ailleurs les mouvements se poursuivent quand nous nous mettons enfin en route : les colonnes continuent de nous croiser. Parfois, ce sont quelques véhicules camouflés qui débouchent d’un chemin dans la végétation. Un bruit sourd et puissant nous fait lever les yeux vers le ciel : il s’agit juste d’un hélicoptère Puma qui vient de nous survoler. A l’intérieur du véhicule, nous prenons un fou rire peu charitable lorsqu’une de nos hôtesses essaie de faire la démonstration de sécurité en anglais. Disons qu’une répétition même minime aurait pu aider.
Après quelques dizaines de minutes, nous atteignons le carbet d’où nous allons pouvoir regarder le lancement. Deux grands écrans et leurs haut-parleurs ont été disposés pour suivre la vidéo réalisée par Arianespace depuis Jupiter. Plusieurs dizaines de rangées de chaises ont été installées à l’abri bien que personne ne semble en avoir l’utilité si ce n’est pour déposer un sac. La plupart des gens repèrent les lieux, certains commencent à installer leur matériel de prise de vue. Je découvre avec une certaine surprise que la sécurité est assurée par les pompiers de Paris, qui ont un détachement permanent sur le site du CSG du fait de leur spécialité en risques chimiques. Globalement notre groupe pourrait tâche dans cet aéropage de scientifiques et de techniciens et employés de la filière spatiale : je ressens là le gros privilège que nous avons. Nous sommes si près de ce graal qui nous a fait rêver depuis de très longues années pour certains. Etonnamment, dans un premier temps, je ne parviens même pas à repérer Ariane 5 dans cette immensité verte constellée de bâtiments de toutes tailles, souvent blancs, parfois soulignés de orange. Il va falloir prendre des repères. Les jumelles sont les bienvenues ; en tout cas, elles me permettent de comprendre enfin comment sont disposées les diverses installations. Dès lors, je peux sortir le super-téléobjectif et le monter. Malheureusement le plafond nuageux et la brume nous masquent quasiment la fusée à plusieurs reprises. Il va falloir croiser les doigts pour que la situation s’améliore au moins partiellement. A H-30 minutes, j’entends que la salle Jupiter annonce tous les voyants au vert ; c’est d’ailleurs ce que nous voyons aussi sur les grands écrans qui retransmettent le signal vidéo de la salle de contrôle. Voici qui nous donne le sourire. Ceci dit, nous notons aussi que deux points météo sont encore prévus dans dix et vingt minutes. Le premier reste toujours encourageant … Pourtant des rumeurs commencent à bruisser. Mais quel crédit accorder à ces rumeurs sans savoir qui sont les personnes qui les véhiculent ni d’où ils les tiennent. Malheureusement, à H-10, la mauvaise nouvelle tombe. Des risques de foudroiement en altitude pourraient mettre en péril la fusée pendant son ascension et obligent à reporter le tir de vingt quatre heures étant donné que la charge utile un peu spéciale impose une fenêtre nulle ; dit autrement, le lancement ne peut pas être décalé de la moindre seconde sur le jour dit. Bien que nous nous y attendions un petit peu, c’est tout de même une sensation bizarre, celle d’avoir frôlé un rêve qui repart. Certaines personnes, peut être plus émotives que la moyenne, sont presque à la limite des pleurs. Pour ce qui nous concerne, nous avons encore six jours pour y assister. C’est désormais Olivier qui va devoir jongler pour réaménager le programme du jour et du lendemain. Il faut patienter une bonne heure avant de pouvoir remonter à bord des bus. Nous mettons à profit cette attente forcée pour avaler la collation proposée au bar du carbet. Ariane nous narguerait presque : à mesure que le temps passe, nous l’apercevons de plus en plus nettement.
De retour au hall Jupiter, nous constatons qu’un buffet a été néanmoins ouvert malgré le report. Ici le nombre « d’huiles » est plus important qu’à Toucan, dont Christiane Taubira, l’évêque de Cayenne qui vient même nous parler, une ribambelle de hauts gradés de l’armée de l’Air et dirigeants des agences spatiales. Nous profitons d’être là pour visiter la petite boutique éphémère, c’est la seule à commercialiser des souvenirs du centre spatial, pendant la fermeture du musée de l’espace pour cause de rénovation majeure. Olivier en profite pour réaménager la journée. C’est ainsi que, sur la route du retour, nous apprenons que nous irons au cinéma ce soir voir une projection du film L’Astronaute sorti en janvier en présence de l’équipe du film mais aussi que Claudie Haigneré va passer une partie de l’après-midi en notre compagnie. Etourdissant ! Deux astronautes français rien que pour nous neuf, c’est juste improbable, irréel, impensable ! En revanche, c’est sous des hallebardes que nous rejoignons nos hébergements et que nous faisons une longue pause à la mi-journée.
En début d’après-midi, nous passons à l’hôtel des Roches, propriété du CNES, où avait lieu le cocktail VIP (dont en particulier le roi et son fils, pour récupérer Claudie. Tout comme Jean-Pierre, elle fait immédiatement preuve d’une remarquable simplicité et d’un abord des plus faciles. Wouaouw, quel couple ! Nous partons alors pour un peu plus d’une heure de route vers Cayenne, puis Roura pour rejoindre la seule brasserie locale, celle de la Jeune Gueule (« jungle » dans le phrasé local). Un de ses fondateurs nous y accueille pour nous narrer la génèse de cet établissement unique et le processus de fabrication de la bière. Nous y apprenons tous des choses. Après l’effort des neurones pour essayer d’emmagasiner ces nouvelles connaissances, celui des papilles est venu pour une incontournable dégustation de la production maison. Il faut en profiter car la distribution est encore assez confidentielle même dans le département. Fan d’espace lui aussi, le patron n’est pas peu fier de rencontrer nos glorieux accompagnateurs. Tout ceci est bien beau mais il nous faut refaire le chemin en sens inverse avec une contraire horaire forte … Et cela s’annonce compliqué : embouteillage aux abords de Cayenne puis un véritable « boulet » sur la RN1. Du coup, Olivier se démène au téléphone pour faire repousser autant que possible la séance. Y a qu’ici qu’on peut imaginer cela ! Il réussit le tour de force d’obtenir vingt minutes de plus … qui vont se révéler juste ce qu’il nous fallait. Dernière blague d’une journée « mouvementée » : retrouver l’entrée du cinéma quand vous n’êtes pas stationnés du bon côté. Malgré tout, nous ne sommes pas les derniers. Entre autres, l’équipe du film est encore sur les marches. Limite nous avions de la marge ! Avant de lancer la bobine, nous avons droit à une série de discours de lancement pour cette soirée un peu spéciale sous le patronage d’Arianespace qui a soutenu le film : honneur donc au représentant de l’entreprise qui passe le relais au producteur, finalement stoppé par l’acteur-réalisateur Nicolas Giraud, un poil écorché vif, et enfin Mathieu Kassowitz qui fait mine de se lancer dans un long discours de vingt minutes déclenchant immédiatement un fou rire quasi général. Les lumières s’éteignent, l’écran s’allume dans le « murmure » de la climatisation. Le film « L’Astronaute » commence, une sorte de conte émouvant, décrivant le rêve d’un ingénieur propulsion d’Arianespace qui veut partir dans l’espace à bord de sa propre fusée. Sur la fin, il tirerait presque quelques larmes. Lorsque la lumière revient, de nouveaux discours recommencent, cette fois en forme de remerciements, vite expédiés pour pouvoir servir le pot. Tiens, tiens, de la Space Jungle ! Décidément, c’est raccord avec toute la journée, même improvisée. Les amuse-gueules, quoi que bons, étaient limités en nombre. Aussi, nous partons dîner dans un restaurant de brochettes où nous retrouvons, et l’équipe du film, et Véronique. Décidément, elle ne cesse de m’impressionner : après avoir déjà mangé avec nous hier, dormi un grand maximum de deux heures pour régler tous les problèmes de dernière minute, et à la veille de la nouvelle tentative de lancement, elle est encore là avec nous. J’ai la chance de me retrouver à ses côtés ce qui nous permet d’échanger tous les deux nos références en terme de films sur le spatial. Après cette longue journée particulièrement bouleversée, il est temps de rejoindre nos pénates et de faire le plein d’énergie pour, espérons le, une grande journée, la bonne.