Aventure spatiale en Amazonie (2) - Le jour tant attendu
Vendredi 14 Avril, Kourou
Il est tombé des hallebardes une bonne partie de la nuit. Cela commence mal en perspective du lancement. Par chance, vers six heures quinze, les cieux semblent enfin y mettre un peu de bonne volonté. Comme la veille, nous passons prendre notre petit-déjeuner à la boulangerie avant de nous mettre en route vers le centre spatial. Même gendarmes aux mêmes endroits, mais beaucoup moins de monde à l’entrée de la piste qui dessert le point de vue de Carapa. Le même constat se réitère devant le bâtiment Jupiter : là où hier, les gens faisaient la queue sous la pluie pour passer le contrôle de sécurité, il ne reste aujourd’hui que les agents. Nous rejoignons ainsi plus rapidement le hall Jupiter où la même impression se poursuit. Quelques secondes suffisent pour atteindre le comptoir des hôtesses. Un nouveau passe nous est fourni sans même présenter à nouveau l’invitation : la pièce d’identité suffit pour nous retrouver sur les listings. En revanche, s’il y a bien une chose qui ne change pas, c’est la lenteur des bus. L’embarquement reste aussi long. Une fois sorti du hall, il faut toujours se stationner sur le parking arrière de Jupiter. Après plusieurs minutes d’attente, le manège de la veille se reproduit : mouvement vers le grand parking situé près du rond-point d’entrée du centre spatial guyanais. Nous y retrouvons les deux chenillettes de l’armée, cette fois conduites par des légionnaires. Nous apercevons aussi les deux blindés bleus de la gendarmerie. Et l’attente continue tandis que les quatre autobus à destination de Toucan viennent se ranger l’un à côté de l’autre.
Soudain, un feu vert doit être donné : tous les véhicules démarrent et s’engagent sur la route de l’Espace. Comme hier, nos deux hôtesses procèdent aux démonstrations de sécurité. Après l’épisode hilarant de la veille en version anglaise, celle qui est assignée à cette tâche tente de s’y soustraire, mais sur l’insistance bienveillante d’une partie des passagers, elle accepte de tenter une version courte. Cela reste toujours aussi erratique. Nous croisons les mêmes types de convois militaires jusqu’à rejoindre les installations d’Europropulsion et de Regulus qui marquent l’accès à notre point d’observation. Là encore, il n’y pas la moindre entorse au protocole. Chaque autobus doit être stationné en marche arrière avant que les portes ne s’ouvrent pour libérer les chanceux VIP qui ont été invités sur le point d’observation le plus proche de la zone de lancement, à peine plus de cinq kilomètres.
Nous voici donc de retour au même endroit, vingt quatre heures plus tard. Ici aussi, j’ai le sentiment que l’assistance est moins nombreuse bien que cela ne soit a priori pas le cas. Les écrans de retransmission sont déjà allumés et connectés à la salle Jupiter. Les journalistes et autres preneurs de vue professionnels rejoignent directement la butte sur le côté du carbet pour installer leur matériel et pointer leurs objectifs vers le pas de tir. Quant à nous, il faut patienter environ une heure trente à flâner sous et à proximité immédiate de l’abri, profiter du « bar » éphémère pour prendre café et viennoiseries. Inutile d’espérer s’éloigner, les règles de sécurité sont extrêmement strictes : nous ne pouvons même pas nous écarter pour photographier le cadre. Je constate que le plafond nuageux à l’air bien plus haut qu’hier même si les nuages sont toujours aussi nombreux et gris. Nous essayons d’y croire sinon le prochain report serait d’au moins deux ou trois jours pour laisser les équipes se reposer, autant dire un vrai cauchemar pour réorganiser la suite du voyage. Environ quarante cinq minutes avant l’heure prévue, une averse violente éclate accompagnée d’une brume épaisse qui nous masque le lanceur. Les journalistes courent vers leur matériel pour les couvrir et les préserver. Le pire serait il en train d’arriver ? Par chance, ce n’est pas le cas : retour à la « normale » du jour. Ouf ! Nous jetons tout de même un œil aux écrans : tous les voyants restent au vert. A H-10 min, je crois que nous sommes plusieurs à retenir notre souffle. C’est l’heure du dernier point météo. Toujours du vert… A H-6min30, les haut-parleurs transmettent la voix du Directeur Des Opération (DDO) annonçant le début de la séquence synchronisée. Jean-Pierre nous fait alors la remarque que désormais cela devrait être bon. J’en profite donc pour rejoindre mon poste d’observation contre un des piliers du carbet, à l’abri de l’avant-toit. Dernières vérifications des réglages de l’appareil photo, du téléobjectif et de la hauteur du monopode. Derniers tests pour m’exercer à manipuler en même temps le téléphone pour la vidéo et le Canon pour les prises de vue. La tension monte ; le moment tant attendu n’a jamais été aussi proche. Cela doit faire presque trente cinq ans que je me passionne pour tous ces objets spatiaux et leurs occupants. Cette fois, je suis sur place. « Décompte final » : les mots mythiques surgissent du haut-parleur juste au-dessus de ma tête. Fébrilité, excitation, un mélange de sensations monte. Mon index est prêt sur le déclencheur tandis que je démarre la vidéo de l’autre. Les chiffres s’égrènent comme une litanie « 10 » … « 9 » … « 8 » … « 7 » … « 6 » … « 5 » … « 4 » …« 3 » … « 2 » … « 1 » … « 0 » … « Mise à feu moteur Vulcain ».
La rafale de prise de vues commence tout autour, moi y compris. Une fumée blanche commence à monter au-dessus de la végétation, prenant de plus en plus de volume, formant d’immenses volutes. C’est la vapeur d’eau recrachée par le moteur principal. Quelques secondes plus tard, ce sont des fumées sombres qui surgissent : cette fois, les étages d’accélération à poudre entrent en action. Une chaude lumière s’échappe sous le lanceur qui commence à s’élever. Seconde après seconde, ce sont les flammes de l’enfer qui se déchainent et semblent arracher cette énorme masse du sol. Petit à petit, le fracas du décollage parvient à nos oreilles, tel un puissant crépitement, caractéristique de la poudre en train de brûler. Je ressens aussi l’onde de choc arriver vers nous : une sorte de pression qui vient nous rappeler toute la puissance de la fusée qui vient de décoller. C’est enfin le sol qui se met à trembler furtivement sous nos pieds. Quel impressionnant moment ! C’est tout le corps qui vit cette expérience, pas seulement les yeux. Quel paradoxal moment, mélange d’immense puissance et de légèreté ! Bientôt, c’est tout le pas de tir qui disparait dans ces immenses nuages de fumée de combustion. Seuls les deux longs pinceaux enflammés nous permettent de distinguer Ariane 5 tandis qu’elle traverse les nuages au-dessus de nous. Tout le carbet est aux anges et offre un tonnerre d’applaudissements aux ingénieurs et techniciens qui ont travaillé d’arrache-pied pour réussir ce lancement. Certains des scientifiques impliqués dans la sonde Juice, le seul passager du vol, prononce un simple « Au revoir Juice, bon voyage ». Pour eux c’est comme un enfant qui s’envole après tant d’années de travail. Woauouw, il faut quelques minutes avant de reprendre ses esprits. Désormais nous nous rassemblons devant les écrans pour suivre la suite du vol. De toute façon, nous sommes bloqués à Toucan pendant une heure trente. Etape après étape, le DDO annonce des données nominales, la séquence se déroule sans accroc. La retransmission est ponctuée d’interviews en direct réalisées dans la salle Jupiter. Etonnamment, avec toute cette technologie, le décalage entre l’image et le son est déroutant. Il faut attendre la mise en orbite de Juice pour que les équipes du « bocal » se relâchent et tombent enfin dans les bras les uns des autres. Quelques larmes semblent poindre au coin de certains yeux. Nous apercevons plusieurs fois Véronique à l’écran. Elle semble soulagée et va enfin pouvoir se reposer après ces derniers jours sans fin. Retour au comptoir pour patienter en attendant que le signal du retour soit donné : on y trouve à boire et à manger. Sur les écrans, la salle de contrôle de l’ESOC, à Darmstadt en Allemagne, a pris le relais de la salle Jupiter. Désormais le suivi de la sonde leur incombe. Une légère tension monte lors du survol de l’Australie alors que les signaux radio tardent à être reçus. Prélude à un immense soulagement lorsque la station de New Norcia reçoit enfin des nouvelles de Juice. Tout autant que lorsque le déploiement des panneaux solaires est annoncé. Peu de temps après, nous sommes tous invités à rejoindre nos autobus respectifs. Le convoi se met en marche vers le hall Jupiter où le buffet a été ouvert pour célébrer cette nouvelle réussite d’Ariane 5, avant-dernière du nom. C’est que nous aurions presque faim et soif. Dans un coup de vent, nous apercevons Thomas Pesquet qui file vers son bus, visiblement pressé. Là c’est Christiane Taubira qui traverse. Quelques dizaines de minutes plus tard, Claudie abandonne ses discussions pour venir nous voir et s’enquérir de nos impressions. Décidément, cette Dame m’impressionne de simplicité et bienveillance. Plus tard, nous la revoyons avec Miss Guyane, bien décidée à devenir pilote. Attiré par un petit attroupement de l’autre côté du hall, je découvre qu’il s’agit du bar à champagne où on sert du champagne Taittinger à qui en demande. Ce serait bien dommage de ne pas en profiter. Une bien agréable manière de conclure cette matinée unique et gravée pour longtemps dans ma mémoire. Petit à petit, le hall se vide.